RENDRE LA LUMIERE VISIBLE. DEVOILER LA MAGIE DU CONCRET

Contribution Anne Blanchet

AMIENS Université Jules Verne Picardie
Colloque TRANSPARENCE/TRANSPARAÎTRE, 6 - 8 novembre 2019
Organisé par le CRAE (UPJV) en relation avec le Groupe URAV (UQTR)
Responsables scientifiques: Charlotte Beaufort et Philippe Boissonnet
Commissariat d’exposition Safran : Charlotte Beaufort et Marie Lepetit

Sur une base instinctive, mon travail artistique s‘est construit par la réflexion, la recherche et la construction. Je suis fascinée depuis toujours par la lumière et le mouvement, par l’apparente magie des phénomènes qui nous entourent. Et je me suis toujours posé la question de la connaissance. Qu’est-ce que je vois ? Qu’est- ce que je ne vois pas dans la chose que je regarde ? Qu’est-ce que j’entends ? Qu’est-ce que je peux ou veux entendre?

Après avoir trouvé dans la danse contemporaine le lieu où percevoir et éprouver l’espace, je me suis tournée vers l’installation et la sculpture pour apprivoiser la lumière, sa tridimensionnalité et son mouvement, pour montrer l’ouverture et dévoiler la magie du concret avec la plus grande économie de moyens possible.

A mes yeux, la richesse ou la noblesse des matériaux éloigne de l’idée. J’ai donc toujours voulu utiliser des matériaux pauvres qui correspondent exactement au propos et permettent de le rendre visible.

Par mes premières installations réalisées avec des portes coulissantes ou pliantes et des barrières de passage à niveau chorégraphiées, je voulais créer des « musiques visuelles » non sonores par différents rythmes d’ouverture, d’arrêt et de fermeture, calculés très précisément. Avec ces supports concrets et banals et en contraste avec eux, je développais un moirage visuel proche de la musique sérielle ou de celle de Satie, Cage, Lachenmann, Takemitsu et surtout de Feldman. L’espace et le temps, longuement travaillés, constituaient la base de ces travaux.

Je ne suis pas seulement intéressée par le mouvement visible, mais par celui de la pensée. Une parfaite démonstration mathématique ou philosophique me procure un plaisir intellectuel certain. On pourrait parler d’une sorte de sensualité de la pensée. Et les anecdotes individuelles ne m’intéressent pas, mais bien les points communs à tous. J’y vois comme un fil qui lierait tous les êtres, pourtant si différents, dans ce qu’ils ont d’essentiel. D’où peut-être mon intérêt pour le blanc et le silence.

Dans mes travaux à caractère architectural, le regard sur l’espace est parfois surpris : en montant et descendant à des vitesses proches, mes barrières de passage installées en quinconce semblent, selon l’angle de vue, tantôt se frôler, coulisser l’une contre l’autre, tantôt découper entre elles des tranches d’espace : un vide qui paraît presque solide. Expérience partagée par beaucoup mais qu’aucune vidéo malheureusement ne peut rendre.

En 1982, j’ai rencontré James Turrell et ses Light Spaces, à la Mattress Factory de Pittsburgh. Dans son travail, la relation entre abstraction et concret, manifestée par les transformations de la lumière et sa quasi tangibilité, m’a interpelée. En 1986, j’ai pu me rendre avec lui dans son Cratère et vivre cette sensation du ciel qui se referme sur soi comme une cloche de verre, lorsqu’on pose sa tête au centre exact du cratère. La consistance du vide, la relativité ou la matérialité de la transparence s’ouvraient à moi. Particulièrement dans ses premiers Wedgeworks, où la lumière gagne une densité et semble faire vibrer l’espace.

Dès 1990 j’ai travaillé le mouvement en déviant de leur plan des portions de dalles de MDF. Il s’agissait pour moi de produire effectivement un mouvement et non de le suggérer en ajoutant quelque chose à la surface. La facture de l’œuvre devait correspondre à l’idée : le début d’un mouvement n’est pas visible, il vient de plus loin que la surface. C’est dans l’expérience de la danse que cette exigence est née: l’idée, la pulsion, le désir de mouvement, l’élan émergent du centre du corps avant de devenir visibles.

Ces élévations faisaient apparaître, sur le blanc neige poudreux de la surface, des ombres grises, mais aussi des ombres blanches créées par la réflexion de la lumière. Bien qu’extrêmement délicates, ces « Emergences », dont les élévations suggéraient un élan, devaient nécessairement rester au sol. Un élan s’appuie sur le sol, je voulais qu’on l’éprouve et non qu’on le lise. J’ai refusé de les vendre pour les suspendre dans un grand espace public. Elles ne pourraient donc jamais être accrochées comme des « tableaux ».

Face à l’insistance d’un galeriste, j’ai cherché à réaliser d’autres œuvres de lumière qui puissent être montrées au mur. Je n’allais pas faire ce qui avait déjà été fait, ni reprendre une recherche ou un travail d’autres artistes de la lumière tels que Bonalumi, Castellani, Simeti, Flavin, Verjux, ou même James Turrell qui compte énormément pour moi.

J’ai alors voulu glisser mon regard à l’intérieur de la matière pour percevoir l’origine du mouvement de la lumière, comme j’avais cherché celle du mouvement précédemment. Mais je ne voulais pas d’œuvre clinquante ou séduisante, elle devait induire plutôt le silence, rappeler la lumière froide de la lune.

A la recherche d’un support translucide le moins parlant possible, sans couleur, j’ai choisi le plexiglas mat. Grâce à de simples incisions linéaires, je peux faire apparaître à l’intérieur de la matière des ombres blanches et grises, qui se manifestent en se diffusant jusqu’à la surface et qui changent sans cesse selon l’incidence et l’intensité de la lumière. Ces dessins de lumière évoluent constamment jusqu’à disparaître puis réapparaître un moment plus tard, selon les changements de luminosité dans l’espace et sur la pièce. Le dessin n’est jamais terminé, ce qui m’a amenée à utiliser le nom de « Light Drawings ». La langue anglaise avec son passé continu permet de ne pas figer l’œuvre dans le passé et de la laisser en constant devenir.

Les lignes incisées sont toujours géométriques, droites ou portion de cercle, elles ne représentent rien, elles ne sont là que pour capter les lumières latérales ou zénitales.

Au Safran, où ils sont accrochés maintenant, les Light Drawings sont éclairés par la projection vidéo de mes nuages, les Light Drawings Outdoor. Eclairer ces œuvres murales seulement par la luminosité changeante des films était un pari. Vous pourrez constater que ces œuvres changent à chaque instant selon la luminosité de la projection. Elles se manifestent, s’intensifient ou disparaissent quelques secondes avant de réapparaître. On voit clairement qu’aucune peinture ni graphite n’ont été ajoutées, qu’il ne s’agit que d’ombres naturelles.

Le résultat semble interpeller le spectateur qui reste fréquemment incrédule: comment des ombres peuvent-elles exister sans inégalité de surface ? Il s’agit d’un phénomène physique. Je ne dessine pas, je n’apporte aucune touche de crayon ou de peinture, je ne creuse pas la matière: mais je laisse la lumière elle-même dessiner dans l’épaisseur du plexiglas.

En 2012, pour un nouveau parc public dessiné tout en horizontalité, je souhaitais mettre en vibration la rigueur minimaliste de l’ordonnance par un travail relevant de l’infime et de la grandeur éphémère. Il me fallait créer une œuvre grande, qui ne s’impose pas comme un objet, mais révèle le parc tout en le laissant ensuite à lui-même. Ce serait une œuvre blanche, comme les Light Drawings, et surtout dynamique. L’image d’un nuage qui sortirait de terre pendant quelques minutes, s’élèverait haut dans le ciel en volutes avant de disparaître s’est imposée. Son inscription au sol devait être minimale.

C’est ainsi qu’au pied d’un long mur à mi-hauteur du parc, j’ai fait sourdre un nuage de 30 m de long qui s’élève parfois jusqu’à 7m, selon le vent, l’humidité de l’air et la chaleur. Des milliards de gouttelettes propulsées par les buses s'agitent en tous sens, se heurtent en créant un bruissement cristallin. Elles restent en suspension virevoltant sur place ou emportées par les courants internes et le vent, elles s’élèvent en volutes, ou s’étirent en vagues qui rebondissent sur la masse ou la chaleur d'un obstacle.

Ce nuage turbulent n’est pas conçu comme un voile, mais au contraire comme une œuvre dynamique révélatrice d’espace. S’il trouble un instant le regard et masque le paysage, au moindre coup de vent il se dissipe ou se dirige plus loin et l’on redécouvre le paysage avec une netteté apparemment bien plus forte, comme avec des yeux neufs. Au-delà du trouble, ce nouveau regard est important pour moi, c’est comme une barrière qui se lève.

A sa source, le nuage est éclairé par un système de leds blanc neige, très puissant mais non aveuglant. Une lumière projetée était pour moi hors de question. Il ne s’agit pas là d’une œuvre théâtrale, mais d’une œuvre vivant de l’intérieur. Si le jour, sa blancheur se teinte parfois des couleurs d’un ciel flamboyant, la nuit il surgit comme une poudre de lumière blanche quasi tangible et de loin comme un immense flambeau fait d’envols et de tumultes, comme une sorte de feu apaisant. Les pompiers ont été appelés 5 fois à Genève, avant de ne plus entrer en matière.

Light Drawings et Light Drawings Outdoor sont nettement apparentés par la blancheur, l’aspect poudreux, la tridimensionnalité, le caractère éphémère et surtout parce qu’ils rendent la LUMIERE VISIBLE.

L’évolution de la lumière dans les Light Drawings est normalement très lente, l’image s’en trouve transformée et même inversée, mais graduellement (sauf s’il passe un nuage dans le ciel !); tandis que les Light Drawings Outdoor changent à chaque fraction de seconde. Les envols de poudre d’eau sont à chaque seconde différents. L’image d’une configuration n’est jamais saisissable, on cherche en vain à la retrouver, d’où le caractère hypnotique de ces installations dynamiques.

Si je n’ai jamais voulu utiliser des éclairages colorés, c’est que je cherche à faire apparaître, à rendre visible (l’idée de) la lumière, « cette condition inapparente de l’apparition », selon Charlotte Beaufort dans son texte de sur l’Inapparent, et qui cite également Heidegger: « Que fait la lumière ? Elle procure la clarté. Et que rend possible la clarté ? Qu’avant tout, je puisse parvenir jusqu’aux choses. »

Anne Blanchet Genève, le 2 novembre 2019